Le redondant

Vérone. Dans un premier carnet, j’avais juste titré « rouge ».
Aujourd’hui, je me demande simplement si l’homme a eu cette volonté, absolument grandiose, fastueuse, par le choix d’une veste rouge, de chercher la redondance dans la couleur.
Ca doit être le cas. Cet homme est une répétition. Ou, mieux, un caméléon des villes qui se fond dans son propre univers, comme un créateur. Cet homme, comme le garçon de café de J.P.Sartre joue à être lui-même, sur une scène qui est la sienne. Sa cigarette au bec est un accessoire de théâtre qui fonctionne parfaitement dans le couple qu’elle forme avec le noeud papillon, rouge.

L’allure

Londres. Deux manières de regarder la photo, deux approches.

D’abord, celle du graphisme, celui de la verticalité conforté par la mimétisme dans la couleur (rouge).
Le poteau, l’homme, les bornes, verticaux et dans une marche unique, globale, unifiée.

Puis une autre, celle de l’allure. celle qui se fixe, plus concrète, plus humaine diront d’autres, sur l’homme à l’imperméable cinématographique et au béret autant militaire que recherché.

Ici, l’allure renvoie à ses deux sens : celui du temps et celui de la pose.

Belle allure, trouveront beaucoup de ceux qui s’arrêtent sur cette image. Cet homme est exact. Entre les poteaux, dans leurs couleurs, dans l’instant, dans son temps.

Et un proverbe tibétain, très connu, nous vient immédiatement, on le retrouve dans nos carnets : « Marche au même pas que le temps et à la même allure que lui »

On a presque envie d’écrire son histoire à cet homme, dans son bel équilibre temporel, dans les rues de Londres. On est certain qu’on ne se tromperait pas. Le tout est dans l’allure.

Mahabalipuram

Plage de Mahabalipuram, à 100 kms de Chennai (Madras). L’homme ne voit pas le photographe, il est dans l’extase la plus radicale, celles des yeux véritablement fermés. Avez-vous remarqué que sa bouteille d’eau, la même certainement que celle que la femme tient dans sa main gauche, est appuyée sur le sexe. On l’affirme. Le propos n’est pas déplacé. Juste appuyée, immobile et invisible pour accompagner et sentir l’extase.
a femme me regarde. Je suis loin. Je ne veux voler la photo. J’espère l’affirmation de son bonheur, de sa jouissance de tenir son homme sur ses cuisses, heureuse du toucher, caressante dans sa joie, je veux une pose de cette évidence. Et tente de le lui faire comprendre. Je suis fraternel, bienveillant. Juré, juré..
De petits gestes convenus, un doigt montrant l’objectif, un index vers eux, je sollicite l’autorisation de prendre la photo. Elle acquiesce par le sourire, celui que je chope, dents blanches patentes, sourire inouï, un paradis sous son front. L’étoffe rose, de fausse soie créponnée, tombe parfaitement dans ses plis, se posant avec élégance, survolant l’avant-bras, sur un sol sablonneux. Comme si elle ne voulait pas être en reste, cette écharpe de tradition, jouant le jeu de l’éclat esthétique.

Lorsque je montre cette photo, je regarde le regardeur.

Beaucoup sourient, ouvrent grand leur front, envahis par ce bonheur simple qui n’a pas besoin de littérature. Ce sont des humains.

D’autres lâchent l’image et baissent les yeux. Ils pensent à leur grand amour perdu ou à celui qu’ils n’ont pas réussi à trouver. Ce sont ceux qui méritent l’accolade, qu’on leur donne entre deux verres de vin.

D’autres, enfin, nous disent que c’est sûrement en Inde. Ce sont les documentalistes, ceux qui ne voient que de près, les myopes de l’amour. On leur dit que que l’eau dans la bouteille est parfaitement potable.

Les jumelles

Campagne de Kyoto, Japon. Rien n’énerve plus un photographe amateur (celui qui, simplement, possède un appareil photo et connait tout aussi simplement la règle des 2/3 ou celle de la relation entre l’ouverture du diaphragme et la profondeur de champ) que le qualificatif de « joile » lorsqu’on regarde l’une de ses photographies.

Cet adjectif est iirritant tant il est niveleur et, partant, primaire. Tentez l’expérience : dites « cette photo est belle », puis « cette photo est jolie ». Vous percevez, immédiatement, la différence.

Le pire, c’est lorsqu’on vous dit que, malgré mes réserves presque méchantes sur mon voyage au Japon que j’ai exprimées dans un petit opuscule du type de celui-ci pour dire que je n’ai pas aimé ce pays, j’ai pu quand même prendre dans cette contrée que j’exècre sûrement à tort, des « jolies » photos.

Sans se poser la question, évidemment immensément théorique, de savoir si une photo peut, seule, tenir, sans le support du sentiment ou de l’humeur de celui qui la prend. Seule dans son espace et son temps, au-delà du sujet qui n’est qu’un déclencheur. La photographie est autonome et ne constitue ni le bras armé ni le bras poétique de son prétendu auteur. Le photographe n’est peut-être qu’un attrapeur, à vrai dire, comme tout humain qui « chope » une vie.
Mais, à dire ceci (relisez) l’on abandonne le sens.et la création Et l’on détruit et balaie tous les concepts artistiques, du moins celui de l’artiste. Il n’existe pas. C’est ici qu’un vrai débat de fin de soirée peut utilement s’initier.

L’amour à Odessa

Odessa. Il y a un homme qui rit sur une affiche collée sur un mur, un autre homme de dos, avec son bonnet.
Et Elle. Et ses yeux fixés sur un instant.
L’autre soir, nous discutions très sérieusement des mystères de l’amour.
Quand dans la bouche de l’un des participants, j’ai entendu le mot « transfiguration », j’ai idiotement, sorti la photo. Mais avant que, conscient de l’automatisme, je ne précise qu’il ne fallait pas confondre la transfiguration dans son sens christique et la transformation de l’expression dans l’amour, la discussion s’est close : tous avaient, en effet, les yeux fixés sur le regard de la belle d’Odessa, se moquant éperdument des mots sans fixation.

Le chien à Deauville

Plage de Deauville, depuis les planches. La femme est chic, d’une bonne famille, parisienne certainement…
C’est curieux comme il est facile, juste en regardant un jean au bas évasé, une parka ou un ciré jaune en contraste exact avec le bleu, de décrypter la classe sociale.
Notez que c’est peut-être le petit chien en laisse, qui nous persuade qu’il s’agit d’une bourgeoise ou d’une bobo parisienne. Le petit chien est évidemment un marqueur.
Mais, à vrai dire, tel n’était pas mon propos dans le commentaire.
En effet, je me demandais à quoi pensait le petit chien en me regardant prendre la photo.
Mille choses se sont bousculés dans ma tète : spécisme arrogant des humains, manifeste animaliste, anthropomorphisme, nature humaine, réincarnation et évidemment Nature et Culture.
Comme quoi un petit chien sur une plage de Deauville nous entraine dans des voyages conceptuels fulgurants…
Mais à quoi donc pense-t-il donc en me regardant ?

Le frisson

Budapest. Hôtel Gellert. C’est l’image qui m’a fait plonger dans le commentaire (voir mon « à propos » en page d’accueil) L’on était debout, regardant le plafond du hall, suspendu comme une coupole, presque une soucoupe, tentant avec l’appareil de capter un détail, une courbure esthétique, juste une forme, la courbe du haut en suspens, sa prétendue essence, rivé vers le haut. Et on baisse les yeux, vers le hall. La femme passe, vite. Le flou, encore de l’esthétique, est assuré par le mouvement rapide et les hommes sont exactement placés.
On déclenche, on a chopé le flou de la vitesse, toujours fantasque. On est assez satifait du
cadrage et de la configuration, un triangle, trois têtes, dont deux comme des piliers dans l’espace et une femme en blanc qui passe, poussant du blanc. Puis par l’ambiance, un peu mystérieuse, vitesse et obscurité mordorée. L’image est un peu améliorée, à peine recadrée et rangée dans les collections. Ici Budapest. C’était dans le hall de l’hôtel Gellert, là où se trouvent les fameux bains qui font la réputation de la ville, hôtel désormais désuet mais toujours et justement photogénique.
Plusieurs fois, on y est revenu à la photo. On a peut-être compris son centre signifiant. On livre ici cette petite compréhension.
Cette femme en blanc, c’est peut-être la mort qui passe entre deux hommes, chauves, absorbés à oublier le monde, l’un dans son livre, l’autre dans son smartphone. Chacun son monde d’absorption. Non, nous ne sommes pas dans un hôpital, mais bien dans un hôtel, encombré de piscines et de bains publics.
Mais la femme est vêtue comme une infirmière, dans ce blanc gériatrique, presque décisif et final. Et les hommes vont bientôt mourir.
Triste ce commentaire? Mais non, mais non, jamais triste le sublime (encore) dont l’on rappelle ici, pour ceux qui l’avaient oublié, qu’il ne s’agit pas, lorsqu’on place le mot dans le champ esthétique, du beau puisqu’il le transcende, le détrône, y compris dans l’horreur qui soulève un sentiment, pour le figer dans un grandiose qui peut ne pas être beau. Mais qui « soulève » le regardeur.
L’image dans ce hall est ailleurs, elle fait passer, flou et obscur dans ce blanc maléfique, le frisson.