L’andalouse

Arènes de Seville. On ne sait pas ce qui coule et traverse les yeux de la belle sévillane. Une indifférence cependant concentrée au spectacle ? Un suspens expressif lorsqu’elle fixe le matador, juste à l’instant de l’estocade ? Un oeil a l’air inquiet, l’autre glouton. On donne celle en noir et blanc ci-dessous, dont on dit qu’elle « dramatise ». Pas ici, la fille existe dans tous ses états.

Le photographe fatigué

Californie. Les photographies de voyage sont souvent ennuyeuses. Elles participent à cette frénésie documentaliste et, pire, à l’inscription inconsciente du déclencheur dans le temps et l’espace, celle qui frôle la peur du néant, de la mort pour être plus clair.
J’y étais, lit-on dans ces images. Et j’ai pris une belle photo, n’est-ce pas ?
Pour se démarquer de cette foule porteuse de smartphones qui déclenchent en rafale, en imprimant par la lumière une petite quotidienneté magnifiée par l’image numérique souvent manipulée, pour hurler qu’il n’a pas de perche à selfie, le photographe amateur, souvent sincère, cherche son existence.
Il arbore ainsi un appareil photo gigantesque, téléobjectif dont l’énormité est amplifiée par un pare-soleil, ne jure que par le format 2/3. Il peut, cependant opter pour un appareil hybride, moins voyant mais dont la marque et le design permet l’installation de soi, marquée sociologiquement par la distance.
Puis, il est féru de post-traitement, au fait de la technique de retouche, de recadrage. Et, enfin, il s’éloigne des réseaux sociaux ou des plateformes de stockage populaires pour choisir un cloud plus chic, par exemple celui d’Adobe.
Il est d’autant plus ulcéré par la profusion qui lui gâche son espace que cette documentation brute, produite à outrance, subjugue les théoriciens de la « nouvelle photographie » qui la constituent en objet d’analyse.
Il hait, évidemment, les photos de famille, ou celles où l’on pose devant un monument ou un paysage, clamant, du haut de son apprentissage qu’il faut « choisir ».
Il est donc à plaindre.
Ci-dessus, une photographie de voyage, aux USA, évidemment, prise avec un appareil lourd, de marque.
Où se trouve la différence avec celle prise par un voisin possesseur d’un Iphone ? On peut ne pas la trouver…

Horizon

Horizon. Le penseur allemand Albrecht Koschorke est un obsessionnel de l’horizon auquel il a consacré un livre qui parcourt l’évolution de ses représentations, qui constitue ainsi celle de la métaphysique. Ses yeux sur le lointain : rêverie, méditation, conceptualisation, interrogations sur la frontière entre terre et ciel, entre visible et invisible, fini et infini…
Le livre n’est pas traduit.
On a découvert cet auteur dans le numéro de Décembre 2012 de Philosophie Magazine, dans un article remarquable.
La lecture vous donnera à voir de magnifiques tableaux, des Rothko, des Turner, Patenier, Friedrich.
L’horizon est infiniment photographique.Il n’est que ça.

Les bras

Tramway de Lisbonne. Par cette image, on revient à un thème récurrent, celui de la différenciation dans la perception. Ou, pour mieux le dire, frontalement, l’inégalité de l’oeil.
Michel Poivert, historien d’art et professeur d’histoire de la photographie, spécialiste de la photo dite plasticienne ou contemporaine a pu écrire dans l’un de ses ouvrages ( » Brève histoire de la photographie » – Ed Hazan) que : » la photographie contemporaine se trouve exonérée des grandes valeurs modernes de la démocratie (l’image pour tous) et de l’objectivité (l’enregistrement comme garantie du réel) qui ne sont pas précisément des valeurs attachées à l’art et qui, dans une certaine mesure, y sont même opoosées : l’art, c’est l’élite et l’imagination…La photographie contemporaine, c’est le moment historique du trouble éthique de l’image consacré comme art ».
On se demande ce que vient faire cette citation sur le statut de la photographie dite contemporaine sous mon image des trois bras accoudés sur les fenêtres du tramway de Lisbonne.
Elle est pourtant emblématique de la question posée qui est celle de la perception artistique de ce qui peut se constituer en art.
D’un côté, il y a ceux qui ne voient que trois bras et renvoient dans leur oeil la banalité du sujet, une simple représentation de la réalité « enregistrée ». De l’autre, ceux qui, oeil prétendument aiguisé, éduqué, percoivent le graphisme dans la répétition des formes et des couleurs organisées dans l’espace.
En réalité, dirait l’historien de l’art, la vision « graphique » est élitiste, générée par l’imagination « cultivée ». Le même débat s’initie dans tous les domaines, notamment dans la musique et celle, classique, qui peut d’ailleurs consituer la distance culturelle volontairement désirée et le placement de « l’écouteur » dans l’élite.
Mais ce vieux débat, même s’il est nouveau dans la photographie, en émergeant concomitament à la photographie dite contemporaine ne trouve jamais sa sortie tant l’antithèse est facile. Le seul intérêt est historique : comment est-on passé de la photographie « art moyen » , décrite par Pierre Bourdieu et la « photographie-art » instituée, à grands coup s médiatiques par les tenants (qui sont aussi tenanciers de galeries) de la photographie plasticienne ou contemporaine.
Et la vraie question qui peut se poser concerne les élites ou les connaisseurs, les imaginatifs à l’oeil éduqué, qui ne goûtent pas cette nouvelle photographie.

Les pavés de la nostalgie.

Trieste. Certaines villes révèlent la désuétude, éparpillée dans le monde, laquelle , lorsqu’elle est magnifiée, peut serrer des gorges, en frôlant la nostalgie qui exacerbe le romantisme brumeux et mélancolique. C’est le cas de Trieste.
Je me suis souvent posé cette question lorsque dans le post-traitement de l’image, une force – j’allais écrire obscure, mais le jeu avec la caméra obscura, la chambre noire était trop facile- m’intime presque l’ordre de convertir en noir et blanc, lequel est souvent concomitant d’une sorte de recherche de l’obsolescence.
Certes, le noir et blanc n’est pas toujours l’ami de la nostalgie. Sa modernité éclate dans la transfiguration du réel et la construction de sa poésie.
Il n’empêche que l’inconscient s’emmêle les pinceaux en le plaçant dans l’ordre du petit spleen.
C’est ici que l’intellect doit reprendre le dessus, en faisant la part des choses, pour s’extirper de l’habitus esthétique. Chose difficile tant il est vrai qu’une telle attitude suppose l’existence d’un sujet conscient, libre, volontaire, apte à départager les sentiments et à s’éloigner du sens commun. Il n’est pas acquis qu’un tel sujet existe. Mais ici, j’arrête. Je ne veux sombrer dans une introduction à l’oeuvre de Spinoza.

PS. J’affirme que ce glissement de Trieste vers le déterminisme spinoziste est venu sous la plume, sans aucune stratégie langagière originelle. Il est inattendu. Ce qui peut ainsi contredire le philosophe, en révélant une part du mystère du sujet qui jaillit des décombres de son inexistence. En réalité, il ne fait que le croire. Et la croyance balaye le sujet tant elle est commune. On retombe sur notre sol. Celui de Trieste, constamment pavé, est dangereux pour les femmes en talons aiguilles. Désuet.

L’enlacement

Californie. Cette photographie, l’une de mes préférées, me permet de glorifier le graphisme, point nodal de la photographie, peut-être son centre ultime. Il amène le regardeur à faire abstraction du sujet, pour laisser son oeil jouir de la forme brute que la couleur et la lumière façonnent, comme une impression qui trouve son chemin dans la ligne. Des « réalités nouvelles » sont construites, transcendées par l’infini de la perception. L’oeil se promène, comme dans un doux manège, entrainé délicieusement dans l’imperceptible, presque dans l’essence du monde.

La recherche du graphisme dans la photographie, fonctionne comme un enlacement affectueux, amoureux des formes lesquelles se donnent sans réserve à ceux qui les décèlent dans leur mystère flagrant, dans un monde second, hors de sa réalité immédiate et qui devient ainsi une partition à déchiffrer.

La photographie, lorsqu’elle tente de s’ériger en art, n’est que déchiffrement. Pour la peine, on en colle une autre ci-dessous

L’ombre

Kyoto. La femme semble sortie d’un film japonais d’après-guerre ou d’une pellicule Kodak de la même époque. Son allure et son visage sont cinématographiques.
Mais, en réalité, ce qui me ramène à la photo, j’ose le dire, c’est l’ombre du photographe sur la tunique illuminée. C’est moi, donc.

Un djinn de l’ombre m’a projeté dans la photo. J’aurai du m’approcher plus encore, pour être plus au centre. Non, ce n’est pas un tourment de l’ego. Juste le cadrage. Une obsession, peut-être une coquetterie…

Végan

Kyoto. Voici une image que, curieusement, mes amis végétariens me demandent d’encadrer, pour la poser sur leur bureau.
Je pourrais, ici, gloser facilement sur « Sociologie des comportements et prévisibilité ». Mais je m’abstiens. Juste quelques mots, sans ironie, bien sûr. Pour dire que l’Asie devient « végétale ».
L’Asie, évidemment, charrie mille philosophies ou croyances, qui ne seraient pas religion, en phase avec les recherches effrénées du développement de soi, en vogue dans les villes embouteillées, désormais encombrées de restaurants asiatiques dans lesquels les légumes trônent sur les comptoirs.
Le « vegan » trouve, presque inexorablement, dans les préceptes précités de quoi structurer une pensée adéquate avec sa pratique culinaire.
Mais je m’éloigne ici, malencontreusement, de l’image en entrant dans le « sociétal » alors que je voulais simplement affirmer que l’Asie devenait véritablement végétale. C’est certainement la parenté des deux mots qui a provoqué cette déviation.

Adultère

Madrid. Se niche toujours une histoire dans une photographie.
Il existe même un site dénommé « The image story » (l’histoire de l’image) qui donne la parole au photographe, lui permettant de s’exprimer sur l’une de ses photos. On découvre, en plus de l’image, l’histoire qui précède la prise de vue, le moment de la prise de vue, le matériel utilisé, etc…
En réalité, il s’agit souvent de photojournalisme et, dans ce champ, l’histoire est facile à raconter, s’agissant justement de photos qui ont vocation à montrer et, partant, à raconter.
C’est lorsque l’invention ou l’interprétation s’en mêle que l’intérêt du récit, métalangage s’il en est, se révèle. Surtout quand l’on croit trouver la perfidie, le pêché ou le mal dans des postures, des gestes des « regardés », ceux qui sont dans la photo.
C’est par cette photographie que j’ai pu comprendre.
Rien que du banal : une petite fille au geste affectueux à l’égard d’un homme qui sourit en regardant tendrement une femme de dos laquelle la somme, tout aussi affectueusement, la suivre par un bras tendu dans une inclination sensible.
Beaucoup vous diront que la photo est belle, la tendresse qui éclate dans ses quatre coins lui conférant son intérêt. En ajoutant qu’il s’agit là d’une famille magnifiquement unie.
Mais un jour, un ami, pourtant pas ténébreux, un homme pas compliqué et sans histoires, me dit, me laissant interloqué :

  • la photo est adultérine
    Je ris, comme toujours quand je ne comprends pas.
    Et il ajoute :
  • la petite fille est en train de demander à un ami de la famille qu’elle aime beaucoup de venir chez eux boire un verre de vin, le père n’est pas là, il est en voyage d’affaires. L’homme regarde amoureusement la mère laquelle, par une pose joyeuse fait mine de vouloir interrompre cette conversation affectueuse. La mère est amoureuse et l’homme est son amant. Evidemment qu’il ne s’agit pas du père : une fille n’est pas comme ça avec son père et un père ne regarde pas comme ça sa femme, avec un sourire enchanteur. Oui, l’homme est son amant. Mais je peux me tromper, il ne l’est peut-être pas encore. En tous cas, il le sera. Cette photo est adultérine.

Je m’interdis de commenter. Sauf peut-être pour indiquer que mon ami étant sans histoires, il s’en invente sûrement.

La matière et la couleur

Piran, Slovénie. Cette ville de Slovénie est exemplaire de charme, de propreté, presque une image léchée. Port de cinéma, habitants enjoués, restaurants de rêve, couchers de soleils féériques.
Je me promène, appareil en bandoulière, à la recherche d’un insolite. J’ai déjà engrangé le beau, les centaines de cartes postales qui vont dormir dans le cloud.
L’Avenue du bord de mer est enchanteresse, tous les yeux sont sur la mer, courbée par les pierres ocres qui accompagnent les doux virages.
Je laisse l’eau et tourne la tête, juste une ruelle et une façade.
Je déclenche. Je l’ai souvent encadrée cette photo.
Elle démontre que matière et couleur en font une, de photo.

Le mystère

Ljubljana, Slovénie. On ne comprend toujours pas.
Le vieil homme est devant l’hôtel, bicyclette à la main. Il regarde l’entrée.
Il ne peut entrer avec son vélo, sûr. Admire t-il la porte vitrée, le canapé rouge dans le hall ? Attend-t-il quelqu’un ? Je ne le saurai jamais.
Après avoir déclenché, j’ai du vite partir, on m’attendait. J’ai converti l’image en noir et blanc.
Elle me semble intéressante. Est-ce parce que j’étais déconcerté ? Assurément non.

La nécessité

Aiguablava, Espagne, Catalogne. On a obtenu cette couleur, un vert pâle et flou qui ne représente pas la réalité brute, par une manipulation exceptionnelle et minime dans un logiciel photo.
C’était le seul moyen de sortir de la carte postale nécessairement bleue et, ainsi, me permettre de pouvoir inclure cette photographie dans ce livret sans subir la critique frontale ou l’indifférence de circonstance.
Et je voulais l’inclure. La salle de restaurant du Parador d’Aiguablava qui donne sur les rochers et la mer est trop imprimée dans mon cerveau pour en faire l’impasse.
Cette photo est une nécessité. Elle permet, au demeurant, l’intrusion du sujet ou de la subjectivité, ce qui pourrait donner lieu ici à un détour philosophique que je ne veux, évidemment, faire subir au lecteur.

L’inconnue

Madrid. Un ami, je l’assure, est amoureux de cette femme qu’il n’a jamais vue sinon dans l’un de mes albums.
Depuis des années, il la cherche dans Madrid, restant des heures à attendre en vain son apparition dans le bar-patisserie où j’ai pu voler son image.
Cette femme est belle, elle est lisse.

Les parapluies

Budapest, Grande synagogue. Certaines personnes, qui deviennent des personnages mangent, absorbent, engloutissent l’image. Ici, il pleut, les parapluies pourraient participer à l’installation de ce graphisme tant recherché. Mais on ne se pose, peut-être un peu inquiet, que sur la femme au béret.

Bouillonnement

Santa Monica, Californie. Est-ce l’Amérique totale qui se terre, violente et brute, dans cette photo ? Est-ce la modernité, tout aussi violente ?
Cette photo dérange, elle est donc acceptable, photographiquement s’entend.
Mais englué dans le commentaire qui fait l’objet de ce carnet, je me dois de chercher la cause, le motif de ce « dérangement ».
Il existe une méthode, pour analyser une photographie, je crois l’avoir inventée, même si je n’en suis pas tout à fait certain: il suffit d’imaginer l’effacement de l’un des éléments qui la composent, pour vérifier sa « dicibilité intrinsèque ».
Alors ici, je commence, j’enlève la femme : la photo, certes moins enlevée par la chevelure et le corps félin fonctionne encore dans son dérangement. Ce n’est donc pas la fille.
Je gomme les deux à gauche, le latino et le noir : la photo perd un peu de sa force, le « groupe » étant un peu dissolu et, consécutivement, le rythme. Mais elle est est toujours interessante dans son décalage.
Alors on se dit que ce qui génère la perturbation, c’est, évidemment le faux Hemingway dans son fauteuil roulant qui nous traine jusque dans les arcanes les plus sombres, les plus tenaces de la littérature et de l’exacerbation des personnages : mine résolue, désillusion en marche, moue structurelle. Lui, au milieu du groupe, pour le placer dans l’âpreté, la virulence, le déni d’une société sereine. Ce n’est pas son handicap qui configure. Même sur une chaise non roulante, il serait identique.
Puis on s’intéresse à l’homme torse nu et on se dit qu’il est absolument impossible de l’effacer. Sans lui et sa bandoulière, les autres, y compris le viel homme à la casquette ne peuvent se « placer ».
Il est donc celui qui, contre l’analyse primaire, structure la photo. Brut, pas brutal, la nudité zébrée par l’anse de la modernité, comme un guerrier derrière l’officier assis. Sans lui et la boucle sur sa poitrine, l’image ne fonctionne pas.
Cet homme est une figure du bouillonnement virulent. Comme du contemporain plaqué sur du corps, dirait H.Bergson.

Le personnage

Tolède. L’homme est resté dans cette posture, immobile, mains dans les poches, le dos appuyé sur l’une des innombrables églises de la ville. sûr de lui, pendant très longtemps. Et peut être plus encore, après mon départ de la scène.
Cet homme est, à l’évidence « cinématographique ». Il semble sorti d’une série américaine produite par Netflix.

Les lunettes noires participent, bien sûr, à la constitution de son statut. Comme l’anse du sac sur la poitrine, très connotée.

La vieille porte en bois et le mur assurément séculaire viennent recoller dans l’esprit un film d’un 007, souvent égaré dans les vieilles villes italiennes.

Cet homme est un personnage.

On pourrait, par cette photo, construire son scénario.
Il existe divers techniques d’écriture d’un scénario. Celle, classique de l’invention d’une histoire, en l’écrivant comme un roman, une autre qui consiste à partir de mots-clefs, en étoile, et coller les morceaux dans un récit.
Et puis celle qu’on pourrait promouvoir, qui ne part que d’une photo.
Il me faut trouver comment nommer cette méthode, pour ne pas créer la confusion avec le roman-photo.

Mais je reviens à l’image, pour répéter : cet homme est un personnage.

Les ménines

Valence, Espagne. Une amie nomme cette image « Les Ménines ».

Dans un premier temps, on trouve cette légende plaisante, intéressante, valorisatrice et joyeuse.
Puis, le temps du plaisir de l’interpellation mystérieuse passé, on s’interroge sur le lien entre ma photo d’une fin d’après-midi à Valence (Espagne) et le fameux tableau de Velasquez.
Certes dans le tableau du maître et ma photo, un groupe complexe de personnages qui semblent regarder de face le photographe comme les Menines regardent le peintre. Et un chien.
Sauf qu’ici, les mannequins dans la vitrine ont les yeux fixés sur le chien, lequel n’est pas couché dans sa pose esthétique devant le peintre mais passe. C’est d’ailleurs cette relation structurée entre les femmes et l’animal qui m’a fait déclencher. Tout se passait, en effet, comme si on avait disposé les corps dans la vitrine pour, très justement, attendre le chien qui devait passer et être « regardé ».
Il est vrai que, par ailleurs, l’ambiance de « clair-obscur » concourt à l’installation d’une vision « tableau ».
On s’approche un peu plus de la photo et l’on constate que l’un des mannequins, troisième à partir de la gauche ne fixe pas le chien, mais le photographe. Comme chez Velasquez. On s’approche encore, persuadé de trouver sur la vitrine le reflet, le mien, celui du photographe, comme le peintre dans le miroir, au fond du Velasquez.
Mais non, pas de reflet.
On revient donc à l’explication par le clair-obscur. Et l’on peut donc affirmer que prise de jour, la photo n’aurait pas crée cette part de mystère qu’on veut toujours allier à une référence. De peur de sombrer dans un mysticisme qui ébranle trop la quotidienneté.
La légende « Les Ménines », inventèe par mon amie est une « accroche ». Presque un crochet pour ne pas tomber. Et même si je me trompe, je conclus par une formule aussi délicieusement obscure que la trouvaille du titre : la légende est psychanalytique.

La désolation

Couloirs du château de Chamarande, haut-lieu de l’art contemporain.

Immédiatement, l’oeil s’accroche sur une tristesse qui traverse l’image. En diagonale, du bas vers le haut.

Deux jeunes dont l’un dans une photo dans la photo.

Sans cette image sur un mur boisé, il n’aurait été question que d’une visisteuse d’un château, dans ses pensées fatiguées..

Curieusement, le jeune homme en jaune, dans sa pose vers le sol, dictant l’on ne sait quoi dans son appareil, certainement de l’intime (il n’est pas dans une profession d’adulte) marque l’ambiance et transfigure la mine de la jeune fille. transforme ce qui ne pouvait être qu’un court instant malencontreusement happé.d’un visage las en une représentation structurée de l’accablement mélancolique d’une jeunesse en suspens de désespérance.

On ne sait ce qui amène l’image vers cette sorte de désolation donnée à voir, presque graphiquement. La redondance de l’exclusion du sourire chez les deux jeunes ? La diagonale qui penche vers le-bas et, nécessairement, hors de l’élan vertical ?

Ce sont peut-être les boiseries désuètes. Evidemment non.

les mains

Bologne. C’est ma première photographie de rue avec un appareil photo numérique. Il y a donc très longtemps.

Les pianistes que je côtoie regardent toujours les mains des joueurs, de leurs concurrents. Ils sont jaloux de ceux qui ont la chance de les avoir grandes, aux doigts effilés et illimités, ceux interminables qui leur fait voler, sans transpirer, une note unique à l’autre bout du piano.

Et quand, dans une posture un peu travaillée, l’interprète laisse une main en suspens, juste après une note exacte et avant un accord décisif, le spectateur jouit de cette interminable seconde, à la mesure de la longueur de cette main d’une blancheur étendue.

Quand je vois un pianiste devant son instrument, je pense toujours à mon admirable noire d’une grâce mirifique.

A ses mains, la finesse infinie de ses doigts.

il s’agit bien d’un infini.

En germe

Tokyo. On a substitué du noir et blanc à la couleur, ce qui, évidemment, n’était pas fortuit. Pour charger du temps, une période, presque une photo passée dans les deux sens du terme : du passé dans l’histoire, une photographie à la teinte «passée », dégradée, pour signifier du vieux. Pas du vintage chic mais une époque.

Le changement était donc volontaire.

Je me promenais dans Tokyo, dans le vieux Tokyo, un peu délabré, près du grand Temple.
Arrive devant moi un groupe de collégiens, dans leur uniforme noir. Et devant ce jeune qui marche droit, les bras collés au corps, menton impérieux, port de tête altier. Une exactitude de la représentation.

Dois-je l’avouer, au risque de la critique de la production, sous prétexte de commentaire photographique prétendument subjectif, sans enjeu, d’un poncif sur le Japon?
Oui, lorsque je regarde la photo, le fascisme s’y colle, la violence y est en germe.
Ce jeune japonais semble sorti d’une école des jeunesses nazies. A l’avant d’un régiment en suspens d’une férocité.

Et les poncifs précités jaillissent, idiots, prévisibles, grossiers. Et l’on imagine les kamikazes de la guerre et nous reviennent les images hollywoodiennes, ou encore la brutalité de ce film dans lequel David Bowie, l’anti-violent blond excellait.dans sa lutte fière et farouche contre ses géoliers nippons.

Le cuir du cartable en bandoulière n’est pas pour rien à cette giclée de violence pure ou brute qui jaillit dans l’image. Le cuir, dans le veston, dans les bottes. Sous la botte.
Alors, on s’en veut, on se flagelle. Trop idiote cette réaction.

Et on s’approche un peu plus de l’image. On va dans l’arrière-plan et on voit des sourires, des jeunes filles radieuses, un garçon heureux d’être là. Bref un groupe en marche.
Mais lorsqu’on revient sur le jeune en tête, le malaise nous rattrape.

C’est surement l’uniforme et le cuir. Et la posture.

Il va falloir que je lui donne sa chance à ce jeune tokyoïte et revenir à la couleur, lui faire des joues presque roses, embellir ses yeux, gommer le cuir. Et ce, même si jamais, jamais, je ne truque une image…

Il doit le mériter, mon malaise est inacceptable tant il est primaire et attendu.

Les deux instants

La Laguna (Île de Tenerife). Dans la première image, ils sont là, tous les deux, sérieux, la fille penchée sur son portable et lui regardant l’on ne sait quoi exactement, elle ou son téléphone.
Dans la seconde photo, prise 2 secondes plus tard, sans qu’ils ne soient parlés, ils éclatent de rire.
A l’évidence, le sujet, c’est le message. Celui envoyé par l’un ou l’autre. D’après moi par la belle jeune fille.
Lorsque, devant les photos, on pose la question du contenu du message, la réponse dépend de l’interlocuteur, de son humeur, de son état, de sa vie, de sa forme, du ciel bleu ou gris, bref du statut de son lien vibrant avec le monde et de « la résonance » avec les images offertes.
Qu’était-il donc écrit dans ce message ? Je crois avoir trouvé.
C’est évidemment « romantica », on ne s’en débarrassera jamais.

dans les draps

Madras (Chennai) Inde. Hôtel de luxe. La photo, initialement en couleur, est transformée sur Photoshop en noir et blanc.
Evidemment, les draps sont blancs et supposent le noir et blanc. Cest ce qu’on a du se dire, inconsciemment, dans cette transformation. Donc un réflexe idiot, presque pavlovien. Beaucoup de nos actes procèdent de cet automatisme inconscient. Ca repose.

Lorsque j’ai affirmé un soir d’Automne, que les plis de draps dans une chambre d’hôtel sont plus érotiques que ceux du lit d’une chambre quotidienne, tous ont ri, sans me prendre au sérieux.

Regardez, fermez les yeux (le paradoxe pour lire une image !) et dites vous qu’il s’agit d’une chambre d’hôtel à Madras.

Si vous ne voyez pas une sensualité émerger, c’est que la fatigue vous a volé vos sens.

PS. On aperçoit à peine la femme dans le lit de droite. Seuls les plis des draps captent l’imagination, et partant, le désir…
Et si l’on s’approche encore de la femme, on pourra constater qu’en réalité la photo n’est pas en noir et blanc. Les draps étaient blancs dans la pénombre. Je croyais avoir converti la couleur. C’est une erreur. On se laisse trop emporter par des mots qui arrivent et « défigurent » la réalité. Le comble pour une photographie instantanée. C’est une vraie bataille entre l’image et le discours écrit, les deux champs, prétendument concurrents, affirmant inutilement leur suprématie dans la représentation du réel. Lequel, comme on le sait est imaginaire.

La légende des commissions

Madrid. Des soeurs poussent leurs caddies, joyeuses, avançant dans la ville, alertes. Dans une seconde, elles passeront devant le distributeur de billets d’une banque qui a supprimé ses commissions (« adios comisiones »). Leur joie, je le crois, nous touche. Et ici, le noir et blanc ne dramatise pas.

Un jour, une amie, elle aussi toujours joyeuse et l’oeil vif à la traque, m’a fait remarquer, dans un grand éclat de rire, qu’elle font, avec leur caddie, leurs « commissions » que la banque supprime.

On s’amuse comme on peut devant une photo.

Cette dernière phrase aurait pu introduire savamment ce livret.

Ping-pong

Ile-de-France. L’appareil photo en bandoulière, les yeux expansifs, l’humeur résolue, dans un jardin dans lequel l’automne s’installe, je vois une table de ping-pong.

Se bousculent dans mon cerveau mille perspectives autant théoriques que graphiques.

Les définitions de la photo contemporaine me reviennent, bafouant la représentation, autant que la planéité étendue sur laquelle voguent des feuilles des mille arbres alentour, qui permet le jeu de la profondeur de champ et du flou toujours esthétique.

J’ai deux solutions : soit je laisse tomber et passe à autre chose (il ne s’agit que d’une table de ping-pong) soit je déclenche, en cherchant.
Je choisis de déclencher, persuadé, idiot, qu’un déclenchement pensé mais non réalisé constitue un grave échec, l’acte manqué, le vrai.
Je m’accroupis donc, prend le plan bleu, certain que le regardeur va l’assimiler à une mer construite, le flou ordonné dans l’image, presque de l’écume, pouvant produire cette perception.

Non, ce n’est pas de la photographie contemporaine. Il lui manque ce qui dérange. C’est une table de tennis de table. Bien que dans la froideur de son exposition, sans enjeu, l’image peut s’inscrire dans ce champ si controversé de la contemporanéité qui peut, quelquefois, expulser la mélodie esthétique..

Allez savoir pourquoi, je l’expose ici alors que beaucoup, presque tous, la trouveront sans intérêt. Les autres pourraient m’expliquer ce qu’ils lui trouvent. Puisqu’en effet, ce n’est pas une photo ratée

Belle de lumière

Tenerife. Montagne du Teide, la plus haute des montagnes d’Espagne, un ancien volcan. La femme est devant moi, attendant le retour du téléphérique. Elle est belle. Et il faut que je déclenche. Arrivée à l’hôtel, je vois sur l’ordinateur. Photo ratée, la beauté n’apparait pas, visage trop bronzé et sourire camouflé par je ne sais quoi.
Je n’hésite pas, je force sur la luminosité, par un simple balayage d’un curseur, cherchant le « high key ». Je m’arrête avant la disparition du sujet dans la lumière et j’enregistre.
Du post-traitement donc. Mais qui s’en plaindrait ? Je n’ai pas triché, c’est bien elle dans la lumière, juste un peu plus lumineuse. Le rétablissement n’est pas une manipulation.

Le tableau photo

Malacca. Malaisie. Une image « tableau ».

Pour ceux qui s’intéressent à la photographie, en tentant une compréhension, en n’étant pas rebutés par la théorie, persuadés qu’elle peut être fructueuse, la question de la rupture de cet art photographique avec la pérennisation des formes classiques du tableau, est évidemment décisive.

Et même lorsque l’image, par hasard, par une sorte de jeu avec elle-même en vient à, effectivement, pérenniser le tableau de maître, comme celui d’un orientaliste, on s’interroge encore.

S’agit-il du photographe qui, complexé par la difficulté de la peinture tente de prélever dans le réel ce qui s’approcherait du tableau peint ? S’agit-il, en réalité, d’une vue de l’esprit, la référence au tableau n’étant que factice, dans la recherche effrénée et inutile d’un référent ?

On vous disait bien que l’approche théorique est fructueuse.

La confusion est une aubaine.

l’armée des arbres

Bohème. Tchéquie. Juste des arbres, une forêt. L’image est classique, même si elle peut émouvoir par sa verticalité et son graphisme racoleur, magnifiés au surplus, encore une fois, par le noir et blanc.
Mais ce n’est pas ce que retient une amie lorsqu’elle regarde cette photo. Elle me parle de Elias Canetti et de son livre-fleuve : « Masse et puissance » qu’elle a avalé tout un été, affirme-t-elle, sur le sable d’une plage des Canaries.
À chaque nation Canetti attribue un symbole : pour les Allemands il s’agit de l’armée, mais plus encore de ce qui l’incarne, la traduit, la configure dans une représentation : la forêt en marche, arbres soldats….
Et elle me dit que la forêt, les arbres, nombreux et alignés, constituent donc cette « masse » représentative de celle des allemands, territoire empli de forêts et même de forêts noires.
Et qu’ainsi l’armée allemande, même inconsciemment, dans son avancée, s’est inspirée pour se constituer en masse de ce qui fait le symbole de son pays.Elle voit donc des soldats en marche, une forêt de soldats. Allemands.
On se souvient ici de Shakespeare et de la prophétie. Macbeth demeurera invaincu, lui dit-on, tant que la forêt ne marchera pas contre lui, ce que Macbeth comprend comme la promesse d’un règne éternel puisqu’une forêt, à l’évidence, ne peut se mettre en marche.
C’est terrible ce que vient faire dire une photographie de quelques arbres photographiés sur une route de Bohème, juste avant le bourg où Mahler a vécu.
C’est bien le propre de quelques hommes que de se placer dans l’intellectualité certainement superflue. Mais si l’on suit Spinoza, cet homme est bien un « automate intellectuel », doté d’un esprit qu’il pense libre et conscient. Et l’intellectualité, même exacerbée, n’est pas une tare lorsqu’elle vogue hors du pouvoir.
Ici, dans ces tentatives de commentaires, c’est presque « je pense une photo, donc je suis un photographe ». Ou réciproquement comme dirait le même Spinoza.
Sauf que je ne l’ai pas pensée, cette photo. C’était juste au bord de la route, en Bohème, juste avant le bourg où Mahler a vécu…

Lisbonne

Lisbonne. Une image que pourrait commander l’Office du Tourisme de la ville., m’a dit un ami trop gentil.

Une photo de voyage, donc.

Le voyage que l’un des plus grands écrivains du monde, Fernando Pessoa, lisboète assidu, détestait. Quand je passe par Lisbonne, je me demande ce que je fais là-bas, tout en étant convaincu que le petit guide de la Ville qu’il avait conconcté n’était pas fait que pour les habitants de la ville. Et démontrait que son aversion du voyage était peut-etre feinte…

Je la rappelle, par quelques citations :

« «L’idée de voyager me donne la nausée. J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu. J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore….»
«L’ennui du constamment nouveau, l’ennui de découvrir, sous la différence fallacieuse des choses et des idées, la permanente identité de tout, la similitude absolue de la mosquée, du temple et de l’église, l’identité entre la cabane et le palais, le même corps structurel dans le rôle d’un roi habillé ou d’un sauvage allant tout nu, l’éternelle concordance de la vie avec elle-même, la stagnation de tout ce que je vis — au premier mouvement tout s’efface. Les paysages sont des répétitions.»

Extrait de: Fernando Pessoa. «Le livre de l’intranquillité »

Convivial

Budapest. Bains thermaux Széchenyi, Une amie m’a demandé la permission de l’utiliser pour sa carte de voeux d’une nouvelle année. Elle venait de signer le manifeste « convivialiste », mouvement fondé par Alain Caillé (http://www.lesconvivialistes.org).
Elle me dit, en me prenant par l’épaule, très convivialement, que la photo reflétait exactement le concept. Je lui réponds qu’une photo est déja un concept, qu’elle ne reflète rien,.
Elle retire son bras et me tourne le dos.
Des humains dans une piscine et certains qui jouent meme aux échecs. Je n’ai pas osé entamer une discussion enflammée en la taquinant, en lui disant que s’il s’était agi d’une piscine dans un hotel à Hammamet, le concept de convivialité aurait cédé la place à l’horreur de l’agglutinement des masses.
Mais le batiment et les parasols (trop kitsch, ils ont été remplacés depuis…) accompagné d’une légende (Budapest, Széchenyi) et l’adresse du site d’Alain Caillé changent la donne.
Je lui ai envoyé le fichier, avec un message, presque un plagiat de Mac Luhan, en écrivant que le message est le concept. Et que la légende le génère.
Elle m’a répondu que l’enflure des mots constituait une vilénie qui dévalorisait ma photo.
Elle a raison.
Et pourtant, je ne faisais qu’affirmer un fait minuscule : la carte de voeux est un un véritable acte. Convivial. Et elle a raison, mon amie d’en envoyer.

La jeune fille et la mer

Mahabalipuram (Inde). Un ami à qui j’ai offert cette photo a exigé une légende. J’ai proposé, en schubertien patenté, « La jeune fille et la témérité ». Ce n’est pourtant pas mon titre. Lequel est encore plus de Schubert.

Tôt le matin, la plage était déserte. Je me promenais, sans autre souci que la promenade.
Et j’aperçois cette jeune fille, plantée dans cette pose bravache, comme si elle réglait ses comptes avec ses peurs, d’abord celles, communes dans le pays, de l’Océan.
J’étais loin, téléobjectif dans l’appareil. Je crois avoir déclenché à l’instant juste (je déteste le terme « d’instant décisif » lancé à toutes les sauces par l’orgueilleux et infatué Cartier-Bresson).
Je reviens souvent à cette photo. Cette pose, nécessairement non théatrale, le public étant absent, nous y amène pourtant. Là encore, le personnage joue à être au-delà de lui-même, dans une posture dont rêve un réalisateur. La pose, celle de la témérité solitaire contre la vague, est, intégrée depuis longtemps par des images venues d’ailleurs, sous la peau de la jeune fille. Pieds dans le sable, genoux pliés, buste de profil. Une vraie pose, guerrière du petit matin.
Mais on peut se tromper et, optimiste, affirmer que le théâtre imite assez bien la vraie vie, et qu’il n’existe que des poses « naturelles ».

Cheveux rouges

Naples. Intelligence. Je livre ici une reflexion entendue par une personne qui s’est penchée sur cette photographie :

  • – c’est curieux, la fille a l’air intelligente…

Je n’ai pas réagi, perduadé d’une plaisanterie. Mais non, elle est revenue à la charge en ajoutant :

  • – les filles aux cheveux rouges sont toujours des paumées et des idiotes et ça se voit dans leurs yeux. La tienne a l’air intelligente…

J’avoue qu’en prenant la photo, je n’y avais pas pensé.

Cependant à la reflexion, je me suis posé la question de savoir si le déclenchement aurait été possible si la fille avait été une « paumée », non « intelligente », une junkie dont il fallait capter la dèche ou la douleur.

Je crois que non tant il est inacceptable de photographier misère, déliquescence ou mendicité ou encore le tourment installé. La chose est facile et vile si l’on n’est pas documentariste de métier ou, pire, de caractère.

Il avait donc raison, j’ai pris cette photo car la fille est intelligente.

La chaise

Ile de Tenerife. El Faro. Seul sur le sable noir d’une plage. Je cherche une photo, persuadé avant le déclenchement, qu’elle sera convertie dans le sépia ou le noir et blanc, pour conforter la couleur dominante du paysage volcanique.
Mais je ne veux pas qu’un paysage, même fantasmagorique. Trop dans ma carte SD dans mon appareil.
Dans un cabanon, presque abandonné, je trouve la chaise en plastique. Je la pose sur la sable, je m’éloigne, cadre et déclenche.
Ceux qui me demandent de l’encadrer, pour un cadeau, sont tous des urbains invétérés qui fréquentent les musées d’art contemporain.
C’est la chaise qui, évidemment, transforme la photo, pour la tirer du côté de la mise en scène photographique, et, partant,, dans la contemporanéité.
Les amoureux du paysage brut, de la belle photo (la mélodie esthéthique pure) préférent l’image sans la chaise, considérant que cet objet l’encombre malencontreusement, le paysage (et sa dure beauté) se suffisant à lui-même…
J’ai leur solution dans Photoshop, par son effacement, mais je leur dis, en exagérant intentionnellement dans l’emphase, que ce serait « une trahison de mon instant, celui du déclenchement », et, partant, « un effacement de moi ». Et ils n’insistent pas.
Les positions esthétiques qui se cambrent sur cette photo traversent tous les concepts que convoquent l’art, le beau et le contemporain. Et même le discours sans support.

Le parking à Riga

Riga. Lettonie. Netflix, le producteur des séries avalées jusqu’à l’aube, doit, à l’évidence, participer au déclenchement de ce type de photo : un parking ouvert, la nuit, dans une ville du Nord dont le nom, dans sa consonance exotique, peut constituer le lieu du roman policier venu du froid…
Les séries américaines, et, sûrement, les classiques du cinéma noir et blanc encore policier, nous les ont donné à voir.

C’est ici que l’apprenti théoricien de l’image s’arrête. Il regarde, puis nous dit qu’il ne s’agit que de banales bagnoles dans un parking presque désert, la graphisme est certes un peu présent mais n’explique pas le déclenchement, aucun homme solitaire ou fantasque ne venant perturber la banalité, ni aucune femme, savamment blonde, de polar de pacotille qu’on voudrait, ironiquement, illustrer. Il nous dit que l’image peut être considérée par certain comme belle, « dans sa suspension nocturne, sa déshérence ».
Mais imaginez un martien qui ne connait pas Netflix ou Raymond Chandler, qui n’a pas pas vu crisser son âme dans la nuit insolite et les espaces désertiques qui la sculptent. Il ne verra que des carrosseries qui entourent un moteur à explosion inventé par cet homme qui n’a pas encore découvert comment aller sur Mars en 19 secondes…

L’imaginaire construit la photo. C’est au photographe de le générer. Le photographe recherche une équation qui trouve son origine, non dans la froideur mathématique platonicienne, mais dans les sens, encore une fois dans les sentiments, les émotions. Raison sentimentale. Antonio Damasio et ses neurosciences émotionnelles a raison. Les émotions fonctionnent, en fabriquant de la matière.

L’accordéonniste

Ile de Fuerteventura. Corralejo. La « fraicheur » de la photo est souvent évoquée par ceux qui la regardent. La mer, un peu verte, doit participer à l’illusion et, sûrement, le chapeau printanier de la femme. Puis, enfin, une musique « fraiche » au-dessus de tout.

D’autres, plus rares, la trouvent triste, sans me dire pourquoi.

Alors, on cherche les fondements de cette impression. On s’arrête d’abord sur le couple, des touristes, appareil photo de marque en bandoulière, ici pour la journée, ni heureux, ni malheureux, juste normalement touristes.

On se dit que cette banalité exotique est génératrice de tristesse. Non, ça ne suffit pas. Ou sinon, toutes les photos de couple prises sur le vif seraient tristes, on ne veut le croire et seuls les misanthropes patentés, critiques inutiles de la quotidienneté, pourraient le penser.

Puis, très vite, on trouve : c’est l’accordéon. Non pas l’homme à l’accordéon, sûrement un pauvre qui tente de gagner son pain, ce qui peut être triste, non pas lui, c’est l’accordéon.

L’accordéon est un instrument de la mélancolie, de la tristesse amoureuse, de la tristesse tout court. Et même la java endiablée jouée par un accordéon, prétendument rieur et enjoué, est triste. C’est curieux comme un instrument, du son, vient, mystérieusement, perturber une image pour y lester son centre, lequel se love dans un sentiment qui est, comme tous les sentiments, une impression.

La vitrine

Marbella. Une photo « chance », comme si la femme (le mannequin) nous l’avait offerte.
Une photographie qui nous démontre que l’instantané, dans la rue, peut ne rien avoir à envier à la composition et à la mise en scène créatrice d’une image intéressante..
Les trois sont exactement ensemble. Le mannequin nous regarde, l’homme à la poussette aussi. Si le deuxième homme nous avait également regardé, la photo aurait été banale, juste une scène de rue, un peu magnifiée par la femme dans la vitrine, presque réelle et donc attirante en ce qu’elle dérange..
De profil, l’homme bouleverse l’image : son estomac est photogénique et il fixe un ailleurs qui nous permet, paradoxalement, de rester dans le cadre. On ne veut en sortir. On ne se demande même pas ce qu’il peut fixer. Le mannequin, évidemment bravache, en scène, nous l’interdit. Il faut la regarder.

Arènes

Arènes de Séville. Encore, désolé. Et ici encore (cf supra), « No rompemos las lanzas », l’expression espagnole est jolie : on ne rompt pas de lances, on ne se dispute pas s’agissant de corrida.On n’abordera donc pas ce sujet qui peut fâcher. Dommage.

L’image nous permet cependant de revenir sur la photographie en « noir et blanc ».
En effet et comme on peut l’imaginer, la photographie originale est en couleur et on m’a dit un jour qu’en réalité, j’avais triché, en la transformant en noir et blanc.
Deux tricheries, a-t-on ajouté.

La première qui a permis, par l’effacement de la couleur, de « camoufler » le sang qui coule, dans un flot dramatique, sur le corps du toro.

La seconde qui magnifie l’image en la constituant dans un champ artistique qui embellirait le meurtre, par ce noir et blanc qui y contribue classiquement.
Deux tricheries qui auraient donc pour objectif de faire adhérer le regardeur à une image de la catastrophe qu’il devrait honnir.

J’avoue que je n’ai jamais eu à l’esprit une telle perfidie. Juste que le noir et blanc me permettait de dramatiser l’image en elle-même, sans son référent. Je la voulais dramatique, tant la beauté du toro était patente, comme un drame immobile, en instance.
Mais l’analyste malin avait peut-être raison. L’on fait passer par un prétendu art tout ce qui peut choquer. Goya, lui, ne trichait pas dans sa période noire. Noire, évidemment. Sublime, forcément sublime, aurait écrit la perfide Marguerite Duras.

La Tour Eiffel

Paris. Aucun photographe, ou du moins ceux qui prétendent s’essayer à la photographie qui ne serait pas un réflexe ou une addiction ont beaucoup de mal à présenter l’une de leurs images de la Tour Eiffel.

Représentations éculées, poster touristique, indigne de figurer dans les essais léchés ou laborieux de la mise en images du monde.

Pourtant, sa verticalité est photogénique. Presque unique dans la capitale.

En réalité, cette Tour donne à voir le ciel sur laquelle elle se colle. Brumeux, nuageux, clair, lessivé, bleu, gris, pluvieux.

La Tour est une marque du ciel.

Lac de Garde

Lac de Garde. L’image est banale, une fenêtre, un rideau. L’on se trouve dans l’appartement de Gabriel d’Annunzio, dont la décoration exacerbée est, paraît-il, à la mesure du personnage, flamboyant. A vrai dire un faux surréaliste qui confond accumulation et fabrication intellectuelle du kitsch. S’il n’était le bleu, on n’aurait pas photographié. C’est ce qu’on s’est dit à l’instant. Pourquoi le bleu ? D’abord un motif personnel que tant l’intimité dans le propos que sa risibilité nous empêchent de dire ici. Mais, ensuite et peut-être surtout, c’est le ciel. Et le ciel bleu est toujours photogénique, il apparaît dans la majorité des images de tous. Derrière une mer, des arbres, un clocher. Le bleu semble faire, en réalité, la photographie. Laquelle, comme on le sait est d’abord de personnages et ensuite, beaucoup, de paysages. Une photo en couleur est bleue ou elle est marginale. Sortez vos collections, vous constaterez que l’on n’exagère pas.

Enfin, la composition. Bleu et ocre, géométrie, entre Kandinsky et Rothko.

On devine, en haut de l’image des tuiles. Mais ceux qui les voient et cherchent le bâtiment ont des yeux-fourmis, analyste des détails, en phase avec la réalité matérielle.

Ceux qui ne voient que l’ensemble, sans les détails, comme des myopes, ont un regard impressionniste. Ils sont dans le tout, et ici exclusivement dans la forme et la couleur, dans le bleu immatériel. Ils voguent et donc divaguent.

Les premiers font le monde. Concrets, ils construisent et transforment cette matière qu’ils touchent obstinément, en construisant les verticalités qui sortent de la terre. Les seconds regardent et sourient. Ils ne voient que la beauté et ne connaissent ni le nom du bois, ni la matière du rideau, et encore moins l’agencement des tuiles. Mais sans eux, les premiers s’ennuieraient puisqu’aussi bien ils ont besoin des seconds pour embrasser la beauté et la donner pour en discourir.

Les humains sont toujours ensemble. Le gris embrasse le bleu et réciproquement. L’un est dans l’autre et réciproquement dirait l’ami Spinoza. Deux faces de Janus qui se perdent dans l’universel..

La route

Ile de France. Deux manières d’aborder une lecture de cette photographie. Soit par le « paysage » et sa théorie. Soit par « la route ». Les deux convocations sont radicalement différentes, presque antinomiques.
Le paysage. Dans son admirable ouvrage, « L’invention du paysage » (PUF, 2000) Anne Cauquelin expose que le paysage serait un double construit de la nature, son équivalent. La nature ne peut être perçue qu’à travers son tableau. Le paysage naît avec la perspective, qui bouleverse les structures de la perception, en l’éloignant du modèle de la nature. Les société antiques, les grecs ne connaissent pas le paysage. La représentation est toujours imitation primaire, grossière de la nature-modèle. Or, la représentation suppose l’artifice. Pour qu’il y ait paysage, il nous faut du cadrage et un soupçon de sentiment de perfection dans ce qui est donné à voir. Ce qui suppose l’éloignement de la matière, terre, boue, enchevêtrements, pour construire dans un dépassement le « tableau » parfait. Le paysage, donné à regarder, est achevé, accompli, cadré, magnifié ou il n’est pas.
Lorsqu’on fixe l’oeil sur ma photo, composée de tous les éléments de la nature, terre, végétal, ciel, y compris ceux ajoutés par l’homme (ici le bitume), on perçoit, par le cadrage, la recherche graphique, l’éloignement de la nature-modèle et la construction. La nature est ici, dans son tableau. En déclenchant, on invente (au sens de l’émergence) donc le paysage. Tous les photographes sont des inventeurs de paysage. C’est ce que je dis aux amis qui déclenchent continuellement, l’Iphone toujours prêt à tirer dans une poche arrière de jean délavé. Ca les rassure, j’en suis ravi. Evidemment, j’invite le lecteur à lire Anne Cauquelin. Elle mérite mieux que ce début d’exposé de sa thèse, nécessairement étriqué, à la mesure de la petite page sur laquelle je « commente ».
La route. Ici, on peut êtrès bref. Ceux qui ne voient qu’une route sont soit des « immédiats », à l’oeil documentaliste et empirique, soit, plus dans la poésie et le mythe, des adeptes de Jack Kerouac. On the road etc…
PS. Ma photo est prise du siège passager d’un véhicule. Elle est rapide.

Golem

Bilbao. J’ai failli m’approcher et donner l’accolade à l’homme.

Je me disais, en effet que sans la statue à ses côtés, c’était un homme à qui l’on pouvait taper amicalement sur l’épaule dans un bar espagnol devant une bière et un Jamon de bellota finement tranché devant nous par un vieux serveur un peu chauve.

Mais non, j’ai pris la photo, une chance de photo, et je l’ai regardé de loin.

Il est resté longtemps dans la position volée par l’appareil.

Pendant des années, je me suis demandé ce qui m’attirait dans cette photo, une des rares que, devant une cheminée, je sortais du carton ou tentais de la dénicher dans le livre fabriqué en ligne dans lequel elle se trouvait.

Certes, la pose symétrique de la statue et de l’homme est, évidemment, « troublante ». Mais celà ne me suffisait pas pour expliquer une exception signifiante.

Puis un jour, j’ai cru avoir trouvé : l’homme est devant son double. Immobile, dans une fixité qui frôle le néant, il ne comprend pas.. Figé, fasciné, il attend un mouvement, un souffle, une vibration primaire, créatrice. Presque devant le Golem.

C’est un moment unique dans sa vie, à cet homme, il est dans le mystère de la création, absolu.

Sa pose, dans une sorte de mimétisme de profil, est métaphysique.

Inde, calendriers

Inde. Beaucoup trouvent cette image « belle » (ils évitent le « joli » de peur de me fâcher).

C’est un mur, dans une boutique dans le Sud de l’Inde.

L’ensemble est effectivement « ravissant ». Je fais toujours remarquer qu’il s’agit d’un endroit assez sale, en Inde, et que, peut-être, la décrépitude exotique est de nature à développer l’engouement ou le petit entichement. Ce qui n’est pas très glorieux. Mais personne ne se raidit. C’est une « belle photo ».

On se rapproche de la photo. Au point d’intersection des 2/3, là où l’œil se fixe, une « jolie » jeune indienne et à droite, à l’extrême du cadre, là où l’œil ne se fixe pas immédiatement,, là où il faut chercher ou déchiffrer, un sac en tissu sûrement crasseux qui contient l’on ne sait quoi.

On s’approche encore (dommage pour l’abstraction) et on constate qu’il s’agit de petits calendriers publicitaires datant presque d’un autre siècle. Et que mieux encore, la date du jour y apparait. Ce qui permet donc de dater la prise.

Tout ce qui précède pour dire qu’ici, à l’inverse d’autres images, tant l’impressionnisme de la vision d’ensemble, dans la couleur et la matière, que celle de la recherche du détail sont assez complémentaires, conjoints, appairés et donc acceptables.

Je suis assez mécontent : je viens de sombrer dans le relativisme. Celui que je prétends combattre continuellement. Les photographies sont diaboliques et les commentaires déviationnistes.

Seville

Séville. J’aurais pu, ici, éviter la discussion et le grief, le froncement de sourcils et me couler, un peu à reculons, dans l’unanimité. En titrant « pause » et un jeu de mots sur la « pose ». du matador.
Mais je n’ai pas pu, la filouterie étant trop flagrante.
Je suis assez satisfait de cette image que j’ai pu prendre dans les arènes de Séville. J’y ai instillé un peu de flou, à peine, pour accentuer le champ artistique, peut-être ici un peu filou. Le geste du torero est exact et le mouvement nous donne à saisir l’esthétique de cette danse, du ballet si l’on veut..
Des mots qui vont en faire bondir plus d’un.
Lorsque c’est le cas, et, encore une fois pour, comme disent les espagnols, « ne pas rompre de lances » , se fâcher, je colle des citations de Francis Wolf, un philosophe reconnu par ses pairs pour ses travaux sur l’histoire des concepts dans l’humanité, sur la musique, sur l’amour, un vrai philosophe de la recherche et, curieusement disent ses collègues, amateur de corrida à laquelle il confère « valeurs éthiques et esthétiques ».
Ce sont les secondes que j’ai tenté de capter, même si l’esthétique ne devrait pas, diront les détracteurs, faire bon ménage avec l’affreuse corrida.
Donc des valeurs éthiques (« l’animal est tué rituellement, ce qui donne à la corrida sa dimension tragique, et il est tué en public, ce qui garantit la loyauté de sa mise à mort. »)
Et des valeurs esthétiques (« une des finalités essentielles de la corrida est de créer une œuvre d’art éphémère en utilisant la charge naturelle du taureau de combat. »)
Je n’ai pas voulu dans ce commentaire m’ériger en défenseur de la corrida. Je comprends parfaitement l’aversion de beaucoup (la majorité) à son endroit.
Mais il faut bien entrer dans le débat, étant observé que sa péremption est imminente puisqu’aussi bien l’interdiction de la corrida constituerait le futur probable. Les catalans, l’ont déjà interdite. En réalité, pour marquer leur autonomie à l’égard de l’Espagne ou de la Castille. Ce qui n’est donc qu’une minuscule action politique qui ne résout pas le sujet, l’absorbant dans cet ailleurs qui est celui des briseurs de lances invétérés, juste briseurs.

Horizontalité

Ile-de-France. L’image retient l’œil. Il ne s’agit pourtant que de deux bancs inoccupés, dans un parc quelconque. Au tirage, le contraste a certainement été un peu forcé, les noirs exacerbés et la saturation, relevant le vert, constituée en parti pris.
Je pourrais m’arrêter à la locution introductive : « l’image retient l’œil » et refuser l’intellectualité de la recherche d’une légende ou d’un mot « simple » qui décrirait le motif de la retenue de l’œil par deux bancs abandonnés dans un parc désert.
Non, ce n’est pas le vide, l’inoccupation des bancs. L’interprétation est trop facile, trop prévisible et, partant, inexacte. Comme le dirait Einstein qui rappelait que ce n’est que lorsque l’équation est belle qu’elle est vraie. Ce qui peut aussi valoir pour un énoncé.
Je fixe encore l’image et je trouve : c’est son graphisme horizontal, son horizontalité qui retient l’œil.
Cette horizontalité magnifiée par les couleurs successives et l’alignement des deux objets s’éloigne paradoxalement de l’horizon, loin de l’infini. L’œil est retenu et ne s’enfuit pas dans le lointain, ne se perd pas dans le néant d’un vide qui est pourtant présent dans « l’inoccupé ». L’œil en élargissant son champ reste dans l’image plane et stratifiée. Il ne s’éloigne pas. Il est « retenu ».
Cette image horizontale retient donc le sens. Verticale, elle l’aurait amenée vers un ciel improbable. Sans les bancs, vers un simple horizon, elle l’aurait entrainé vers un vide de l’au-delà.
Horizontale et calée sur deux objets horizontalement alignés, les sens se fixent.
Il ne faut donc pas confondre horizon et horizontalité. C’est la « locution simple » que je cherchais.
Reste qu’à droite, un arbre vertical s’immisce dans l’image. Ce qui est de nature à démolir la proposition relative à l’horizontalité. On passe.

Scène

Madrid. Les amateurs d’art contemporain et de photographie dite « plasticienne » s’arrêtent sur cette photographie.
Evidemment. La « mise en scène » est un invariant de la contemporanéité. L’instantané, à la volée, est laissé aux photographes sans adjectif, sans qualificatifs, non qualifiés à vrai dire. Au sens du marché contemporain, bien sûr.

Ici, la petite fille regarde l’objectif. C’est un trait commun de la photographie plasticienne, curieusement celui des débuts de la reproduction.. Et son père regarde ailleurs, mais l’on peut imaginer une pose.

Les autres personnages sont bien placés, parallèles, dans un ordonnancement exact du « tableau ». Et le décor, faïence colorée, en panneaux, comme un tryptique, est également au diapason, dans la composition et la couleur idéales.

Sauf qu’il s’agit bien d’un « instantané ». Et qu’il n’est pas « scénarisé » comme l’est celui inscrit dans la photographie plasticienne.

La petite fille m’a regardé. Ce qui a, peut-être, changé la photo.

Un regard change donc le regard de celui qui regarde la photographie. Les théoriciens de la photographie contemporaine ont donc raison. Il faut « mettre en scène ». Mais à force de construire, on peut « oublier le réel ». C’est peut-être la définition de ladite photographie se dénommant plasticienne. Une mise entre parenthèse du réel, par sa transfiguration, son exacerbation, paradoxalement destructrice de l’esthétique.

C’est, à dire vrai,, la seule définition acceptable de la photographie.

Timidité de l’amour

Tokyo. Embarcadère du petit Ferry. Je les épiais gentiment, depuis au moins vingt minutes, au plus près de leurs gestes souvent brouillons et de leurs longs silences entrecoupés de quelques phrases difficilement extirpées, vite avalées.
Je ne comprenais pas ce qui pouvait attirer mon regard. La mèche exactement ciselée du jeune homme et ses lunettes idoines ? Le visage de la jeune fille, un peu japonaise, un peu d’ailleurs, presque tartare ?
C’est au moment même où j’ai déclenché que j’ai compris : ils ne se regardaient pas, ces deux, timides de leur amour naissant.
On a coutume, bêtement, de dire que les yeux sont le miroir de l’âme. Certes. Mais encore faut-il montrer son regard et afficher ses yeux. Ce qui n’est pas donné à tous. Ceux qui baissent les yeux, ceux qui fuient le regard de l’autre ne sont pas nécessairement des timides, mal dans leur peau, sans franchise vitale. « Les yeux dans les yeux », preuve d’amour, de force de l’âme est une formule fasciste dirait l’autre. Tant elle inscrit les humains dans une pose imposée et inévitable.
La timidité dans l’amour, celle que j’ai perçue chez ces deux, celle qui les empêchent de se regarder, tant leur ventre est noué, leurs tempes au galop, est prodigieuse. Leur amour, sans « les yeux dans les yeux » est encore plus flagrant.
Certains pourraient y voir un signe de la réserve japonaise sans emportement, sans la brutalité honnie de l’exposition des sentiments. Non, non, l’amour naissant est toujours dans la timidité, tant la peur de l’inconnu peut figer et détourner le regard de son objet. Sauf pour ceux qui prennent sur eux et jouent au héros d’une série américaine, yeux braves et énergie sexuelle en avant, « les yeux dans les yeux » et volonté en marche. Du bluff, la boule au ventre.
La timidité de l’amour est, évidemment, universelle.
Peut-être plus visible en voyage au Japon par les voyageurs prévisibles. Ceux-là doivent, en effet, conforter et justifier un dépaysement, recherché par un déplacement onéreux, par la recherche effrénée de la prétendue dissemblance, concomitante d’une prétendue particularité exotique illusoire, chimérique. L’universel se terre dans les détails.