Tokyo. Embarcadère du petit Ferry. Je les épiais gentiment, depuis au moins vingt minutes, au plus près de leurs gestes souvent brouillons et de leurs longs silences entrecoupés de quelques phrases difficilement extirpées, vite avalées.
Je ne comprenais pas ce qui pouvait attirer mon regard. La mèche exactement ciselée du jeune homme et ses lunettes idoines ? Le visage de la jeune fille, un peu japonaise, un peu d’ailleurs, presque tartare ?
C’est au moment même où j’ai déclenché que j’ai compris : ils ne se regardaient pas, ces deux, timides de leur amour naissant.
On a coutume, bêtement, de dire que les yeux sont le miroir de l’âme. Certes. Mais encore faut-il montrer son regard et afficher ses yeux. Ce qui n’est pas donné à tous. Ceux qui baissent les yeux, ceux qui fuient le regard de l’autre ne sont pas nécessairement des timides, mal dans leur peau, sans franchise vitale. « Les yeux dans les yeux », preuve d’amour, de force de l’âme est une formule fasciste dirait l’autre. Tant elle inscrit les humains dans une pose imposée et inévitable.
La timidité dans l’amour, celle que j’ai perçue chez ces deux, celle qui les empêchent de se regarder, tant leur ventre est noué, leurs tempes au galop, est prodigieuse. Leur amour, sans « les yeux dans les yeux » est encore plus flagrant.
Certains pourraient y voir un signe de la réserve japonaise sans emportement, sans la brutalité honnie de l’exposition des sentiments. Non, non, l’amour naissant est toujours dans la timidité, tant la peur de l’inconnu peut figer et détourner le regard de son objet. Sauf pour ceux qui prennent sur eux et jouent au héros d’une série américaine, yeux braves et énergie sexuelle en avant, « les yeux dans les yeux » et volonté en marche. Du bluff, la boule au ventre.
La timidité de l’amour est, évidemment, universelle.
Peut-être plus visible en voyage au Japon par les voyageurs prévisibles. Ceux-là doivent, en effet, conforter et justifier un dépaysement, recherché par un déplacement onéreux, par la recherche effrénée de la prétendue dissemblance, concomitante d’une prétendue particularité exotique illusoire, chimérique. L’universel se terre dans les détails.